Nouvelle étape dans la réhabilitation des victimes de la torture au Maroc

Nouvelle étape dans la réhabilitation des victimes de la torture au Maroc

 

Rares sont les victimes de la torture, de la disparition forcée et de la détention arbitraire à être sorties indemnes de l’épreuve. La plupart d’entre elles gardent des séquelles indélébiles, dans leur corps et dans leur âme, plusieurs années après leur libération. Driss Benzekri, qui a connu les années noires, l’avait bien compris : l’une de ses dernières volontés, exprimées sur son lit de mort,  a été  faire bénéficier les victimes de la répression qui s’est abattue  sur le Maroc entre 1956 et 1999 d’une couverture médicale.

Quatre jours avant qu’il ne succombe à la maladie le 20 mai 2007, il apposait son paraphe, en tant que président du CCDH, sur le projet de texte portant création de cette couverture médicale au profit des victimes ou de leurs ayants droit. Quarante jours après son décès, les ministères de la santé, des finances, de l’emploi et le directeur de la Caisse Nationale des Organismes de Prévoyance Sociale (CNOPS) signèrent la convention relative à cette couverture pour exaucer officiellement le dernier vœu de feu Driss Benzekri, formulé d’ailleurs sous forme de recommandations par l’Instance équité et réconciliation (IER) dans son rapport final. Ce n’est qu’une injustice réparée au profit de dizaines de milliers de victimes des années de plomb qui traînent le poids d’un passé terrible.

M. C. en fait partie. Arrêté en 1976 alors qu’il avait 21 ans et suivait encore ses études à l’Institut national des statistiques et de l’économie appliquée, condamné à 10 ans de prison en 1977, il sombre dans un état de mélancolie à la prison centrale de Kénitra. De psychiatre en psychiatre, il vécut quelques rémissions. Mais le jeune Miloud des années 1970 ne récupérera plus jamais ses facultés mentales, jusqu’à ce jour, plus de 20 ans après sa libération.

«La hantise que l’on viendra un jour l’arrêter le poursuit comme une obsession», raconte Dr. Abdelkrim El Manouzi, l’un des premiers médecins qui ont apporté une assistance médicale à ces rescapés des prisons marocaines. Psychologiquement anéanti, Miloud se réfugia après sa libération à la campagne, pour s’isoler, loin du monde, dans une baraque. Il a fallu l’intervention d’une cellule médicale et des droits de l’homme de la ville d’El Jadida pour l’orienter vers le Centre d’accueil et d’orientation des victimes de la torture (CAOVT), créé en janvier 2001, qui le suit toujours.
Les auditions de l’IER en 2004 se voulaient une thérapie collective
Justement, l’une des séquelles qui continue de marquer les anciennes victimes de la torture, explique Pr. Omar Battas, professeur de psychiatrie au CHU de Casablanca et l’un des spécialistes à avoir suivi les victimes de la torture, «est cette sensation d’être encore habitées par leurs tortionnaires, et par l’image et la voix d’hommes brutaux sans foi ni loi.»

Nous le savons, les auditions publiques organisées par l’IER en 2004 se voulaient une thérapie collective pour cicatriser ces blessures purulentes, mais toutes les victimes ne sont pas logées à la même enseigne. Certains résistent mieux, d’autres ont eu besoin, pour s’en remettre, d’un suivi psychothérapique de longue durée. «Mais, dans leur écrasante majorité, ces victimes ne ressentent pas le besoin de le faire puisqu’ils ne se considèrent pas comme des malades mentaux.

Elles sont plus protégées que d’autres par leur constitution psychologique, mais aussi par certains facteurs protecteurs (comme le niveau de culture, l’âge, la situation sociale, l’engagement politique…). D’autres présentent des facteurs aggravants qui font qu’ils encaissent très mal, à cause d’une vulnérabilité qui peut être psychologique, biologique, sociale ou politique», poursuit le Pr. Battas.
Bien entendu, les affections psychologiques les plus répandues (qui vont de l’insomnie aux maladies les plus graves, comme la schizophrénie ou la paranoïa…) ne sont pas les seules pathologies affectant les victimes.

D’autres, physiques, sont dues aux longues durées d’emprisonnement.  Les principales, énumérées par le Dr Manouzi, sont les maladies rhumatismales, digestives, pulmonaires, cardiaques : «De telles pathologies sont très  fréquentes chez le commun des mortels, mais elles s’aggravent quand elles ne sont pas traitées pendant toute la période qu’a duré l’incarcération et qui atteint dans certains cas jusqu’à 20 ans.» C’est le cas des emmurés de certains bagnes comme celui de Tazmamart. Lorsqu’ils sont sortis de ce «mouroir à la Dracula»,  en septembre 1991, raconte un témoin, ce n’étaient plus que «des loques humaines. Plus de dents ; la peau sur les os ; les cheveux longs jusqu’aux genoux; les ongles recourbés plusieurs fois. L’un d’eux, un jeune homme de 1,80 m à son arrivée, ne mesurait plus que 1,40 m.»

Par quel bout commencer pour réparer ? Et avec quels moyens ? Les atteintes étaient si graves, le nombre des prisonniers libérés en 1991 et 1992 et souffrant de toutes sortes de maladies chroniques était si élevé (quelque 600), qu’une équipe de médecins bénévoles de spécialités différentes s’est mise au travail, dont la plupart des membres étaient militants dans des organisations des droits de l’homme (OMDH, AMDH…).

Les Dr. Omar Jbiha (généraliste) et Dr . Abdelkrim El Manouzi (gastroentérologue) en ont fait partie. Deux médecins très proches des victimes des années de plomb, puisque le premier est le frère de Rahhal, un prisonnier mort lors d’une tentative d’évasion de l’hôpital Avicenne en 1979, et le second n’est autre que le frère de Houcine El Manouzi, lui-même porté disparu en 1971. Mais, avant même les années 90, l’Association marocaine des droits de l’homme (OMDH) avait été une pionnière en matière de secours médical aux prisonniers politiques. Elle dépêchait souvent dans les prisons, avec l’aval de l’administration pénitentiaire, des commissions médicales pour suivre l’état de santé des grévistes de la faim.

Avec l’ouverture politique des années 90, l’équipe des médecins bénévoles devient un réseau très agissant, mais informel, qui tente, avec les moyens du bord, d’écouter, soigner et orienter ceux qui en ont besoin vers des amis médecins mieux équipés en appareillage médical, dans des hôpitaux publics ou dans des cliniques privées. «Nous souffrions d’un manque terrible de moyens, et la grande majorité des prisonniers libérés n’avaient pas de quoi subvenir à leur médication. Ils ne travaillaient pas encore, leur réinsertion sociale était difficile, et il n’y avait encore ni IER ni CCDH (nouvelle formule), ni Forum justice et vérité (FJV) ; et le processus d’indemnisation matérielle n’était pas encore enclenché», se souvient le Dr Manouzi.

Il faut dire qu’avec un millier de détenus libérés, aucune commission médicale au monde, vu l’ampleur des dégâts physiques et psychologiques constatés – surtout parmi les ex-disparus dont les conditions d’incarcération avaient été encore plus traumatisantes -, n’aurait pu être efficace avec des moyens médicaux aussi dérisoires.

Le tournant dans le processus de réhabilitation des victimes fut pris en1996. Cette année-là, l’OMDH organisa un séminaire intitulé «Droits de l’homme et santé», où étaient présents quelques membres du Conseil international de réhabilitation pour les victimes de la torture (IRCT – International réhabilitation council for torture victims, dont le siège se trouve à Copenhague), d’Amnesty International, des militants des droits humains marocains dont Driss Benzekri, futur président de  l’IER et du CCDH, et nombre d’ex-prisonniers politiques. L’idée est lancée, sous l’impulsion de l’IRCT, de mettre en place au Maroc un centre de réhabilitation et d’orientation des victimes de la torture.

Pendant longtemps, le soutien aux victimes n’a pu être assuré faute de moyens
Les choses vont alors aller très vite : le gouvernement d’alternance est installé en 1998, et le Forum justice et vérité est créé l’année suivante. Le projet de centre mûrit entre temps mais ne prendra forme qu’en janvier 2001. C’est Driss Benzekri lui-même qui en rédigea la mouture finale. Envoyé à l’IRCT, il obtint illico sa bénédiction. Le centre, baptisé Centre d’accueil et d’orientation des victimes de la torture, bénéficie d’une subvention de 30 000 dollars. Mais il fallait trouver un local où s’installer. Très sensible au projet, l’écrivain et journaliste Zakia Daoud met les anciens locaux de Lamalif à la disposition du centre, en contrepartie, d’un modique loyer, là même où le FJV installa son siège.

Jouissant de l’autonomie, le centre n’en est pas moins parrainé par ce denier. En son sein est instaurée une commission dédiée au suivi médical. Les victimes trouvent alors un interlocuteur à qui elles peuvent confier leurs difficultés, leurs problèmes de santé, voire demander assistance sociale pour ceux qui en ont besoin. En six ans de travail, le centre reçoit quelque 950 victimes de toutes les régions du Maroc et issus des différents groupes de prisonniers politiques. Parmi les 6 000 cas examinés, des dizaines ont pu bénéficier d’hospitalisations et d’interventions chirurgicales, des centaines d’examens radiologiques, endoscopiques… Des centaines de suivis psychiatriques.

D’autres bailleurs de fonds se manifestent entre-temps pour apporter au centre une assistance financière ou en nature, sous forme de médicaments. Le premier de ces bailleurs est le Fonds de contribution des Nations unies qui participe à hauteur de 12 000 dollars par an. L’association France Liberté, de Danielle Mitterrand, contribue à hauteur de 7 000 dollars par an. Médecins du monde et l’Association française Solidarité Maroc fournissent des médicaments.

«Ces moyens financiers sont très utiles, mais ils ne peuvent rien contre les pathologies lourdes. Nous étions obligés de soumettre quelques cas à l’IER, et au CCDH après la fin des travaux de cette première. Sans parler de quelques hôpitaux publics, comme l’Hôpital Moulay Youssef de Casablanca, qui ont bien voulu collaborer gracieusement avec nous», tient à préciser le Dr El Manouzi. Quelques pathologies deviennent d’autant plus lourdes, explique-t-il, que 50% des victimes ont plus de 50 ans, et plus de 20% ont plus de 70 ans. «Les affections dues aux séquelles des tortures sont donc doublées de maladies dues à l’âge, d’où une prise en charge lourde», regrette-t-il.

En 2005, quelques divergences d’orientation apparaissent entre les membres du centre : le noyau dur, contestant la mainmise du FJV, crée une association dédiée à la même cause, baptisée l’ Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture (AMRVT), qui sera présidée par le même El Manouzi. Elle crée son propre siège, rue d’Alger, à Casablanca, et cherche à se développer pour mieux servir la cause sanitaire des victimes des années de plomb.

En 2007, nouveau tournant pour l’association : deux projets sont approuvés par l’Union européenne, relatifs à la création de deux unités médicales, l’une dédiée aux consultations psychiatriques et à la psychothérapie, gérée par deux spécialistes, dont le Pr. Battas ; l’autre dédiée à la rééducation en kinésithérapie.

Avec la couverture médicale touchant les 9 280 bénéficiaires, de nouvelles perspectives s’ouvrent devant les médecins marocains qui assistent les victimes.

Trois questions à :
Dr Abdelkrim El Manouzi
Président de l’Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture (AMRVT)
La couverture médicale doit couvrir le maximum de pathologies

La Vie éco : De quoi souffrent en particulier les victimes des années de plomb ?

Dr Abdelkrim El Manouzi : De plusieurs maladies dues aux conditions carcérales, à l’isolement et à la durée de l’incarcération. Quelqu’un qui a passé 10, 15 ou 20 ans en prison ne peut en sortir indemne, physiquement et psychologiquement. Sa famille non plus : je vous assure que les séquelles chez les proches des victimes sont parfois plus graves. Des parents ou des enfants sont marqués pour la vie. Pour ceux qui ont des maladies les plus courantes sont les maladies psychiatriques et psychologiques, pouvant aller des troubles? Psychiatriques graves comme la schizophrénie, la paranoïa, au délire chronique. Il y a les dépressions masquées, réactionnelles, avec angoisses, insomnies, réminiscences morbides des épreuves vécues, des attaques de panique, des cauchemars, de l’anxiété. Il y a aussi les maladies rhumatismales liées à la durée aux conditions de détention : lombosciatiques, rhumatismes des articulations, raideurs musculaires… La rééducation est importante dans ces cas-là pour permettre la reprise du fonctionnement de certains organes. Il y a aussi les maladies digestives, cardiovasculaires…
Il y a le Centre d’accueil et d’orientation des victimes de la torture, mais il y a aussi l’association que vous dirigez. N’y a-t-il pas là une dispersion des efforts ?
Absolument pas. Toutes les initiatives pour soulager les douleurs du passé sont les bienvenues. Nous avons les mêmes objectifs et nous travaillons la main dans la main. Plus que cela, nous souhaitons installer des centres de proximité dans les régions qui ont le plus souffert de la violence politique au Maroc, comme Khénifra, par exemple, où l’on compte 6 000 personnes ayant été arrêtées et torturées durant les quarante ans de répression qu’a connus notre pays. Cette ville a connu la plus grave répression de son histoire, des villages ont été rasés et des familles liquidées. Nous souhaitons même créer un centre national de réhabilitation des victimes de la torture.
La couverture médicale est maintenant instituée en faveur des victimes, cela va probablement vous aider…
Sans le moindre doute. Il était temps, mais nous allons travailler pour qu’elle couvre le maximum de pathologies. Cette couverture médicale va en effet soulager les victimes, mais aussi l’équipe des médecins. Nous allons travailler pour que cette couverture soit le meilleur possible.

La vie économique
Jaouad MDIDECH
Publié le : 31/08/2007

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